- mar. 19 déc. 2017 13:57
#30847
La nuit tombait lentement. Sur Arkania, elle était absolue. Sans satellite pour refléter les rayons d’Olim, les Arkaniens ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Dès le soir, les maisons et les rues, s’illuminaient de centaines d’ampoules dissimulées dans l’encadrement des portes et des fenêtres, ou suspendues entre les façades. Toutes ces lueurs se réverbéraient sur la pierre pâle des bâtisses les plus anciennes, et le béton cellulaire blême des immeubles récents, et les cristaux de neige blanche tombant sans relâche. La ville toute entière scintillait au beau milieu de la nuit la plus noire de l’année, alors qu’Arkania était au plus loin de son étoile.
Pour certains, cela pouvait paraître étrange, mais le Palais Focela était bien l’hôtel le plus prestigieux de la ville. Il était plus haut, plus beau, plus blanc que tous ses voisins. Il dominait le quartier des affaires, offrant une vue imprenable sur l’astroport et les ministères annexes. Il était l’un des seuls bâtiments de la ville depuis lequel on pouvait apercevoir le pied des montagnes. Certains hommes d’affaires en visite à Adascopolis préfèraient même parfois descendre au Palais Focela de Novania plutôt que de crécher au classique Impérial Palace de la capitale économique arkanienne. Rares étaient ceux dont le porte-monnaie pouvait prétendre à satisfaire l’exorbitante facture des suites les plus réputées d’Arkania. La plus luxueuse d’entre toutes, la Suite Royale, s’étendait sur l’entièreté du dernier étage, disposant d’un accès privé, d’une terrasse à la superficie déraisonnable, d’une antichambre interminable, d’une vaste salle de réception, de deux chambres à coucher accompagnée chacune d’un cabinet spacieux, d’un salon confortable et d’une salle d’eau à l’équipement moderne. Malgré l’ampleur des espaces et la hauteur des plafonds, la suite était aménagée avec sobriété et raffinement, mettant ainsi en exergue la froideur arkanienne dans toute sa splendeur. À l’appui, des lustres de cristal scintillant, des tapis au tissage exceptionnel et des fresques murales à couper le souffle. Pas de dorures, pas de fourrures, pas de colonnes surchargées, pas de parquets excessivement cirés. Seulement des choses simples, dont la finesse et la précision aspiraient le regard et les pensées de quiconque s’attardait à les admirer. Ici, l’hôte était certainement l’élément de décoration le plus criard.
C’était tout naturellement que la Reine avait jeté son dévolu sur la Suite Royale. Elle avait quitté les appartements du Praxeum pour que l’enquête put suivre son cours. Hors de question de s’installer en la demeure familiale, et de bafouer son engagement auprès d’Arkania. En outre, le Palais Focela savait préserver l’intimité de ses clients, ce dont Calena Civicius était incapable, et la Reine tenait à ce que ses déplacements restent secrets. L’hôtel avait été discrètement sécurisé, ce qui était certainement inutile au vu de l’actuel climat arkanien. Mais la paranoïa ne pouvait être apaisée que par ce genre de mesures. La Reine ne comptait que de rares opposants, des ahuris pour la plupart, des erreurs génétiques bafouant les us et les moeurs propres aux Arkaniens. Elizabeth s’entêtait à penser qu’il suffisait d’un idiot maladivement agressif pour voir sa vie mise en danger. Et toutes ces mesures la gardaient de cet idiot. Du reste, il ne fallait pas s’inquiéter. Arkania était en paix et il y régnait une sécurité dépaysante. L’attentat de la semaine dernière ? Toute la presse en avait fait mention, cela avait fait la une, tous s’y étaient intéressés. Puis s’étaient désintéressé. Après tout, y avait-il eu des morts ? Oui, des soldats, c’était leur travail, et quelques politiciens. La Reine ? L’Empereur ? La Présidente ? Une quelconque personnalité notable ? Non. Vraiment, cela ne valait pas le coup de se mettre la tête à l’envers. De quoi parlions-nous avant cela ? Arkania avait retenu son souffle, une fraction de seconde, le temps de constater que tout ceci avait été brillamment maîtrisé. Puis les choses avaient repris leur cours, comme avant. Tout ceci n’intéressait personne ici. Hormis le Dominion, mais c’était son travail, de gérer ce genre de crise. La crise populaire qui s’annonçait, tracassait davantage les Arkaniens que la guerre au-delà de leurs frontières. La nuit de l’apoastre était connue pour être la plus sombre et la plus froide de toutes les nuits de l’année, ça se fêtait.
Elizabeth délaissa sa tenue d'apparat, l’abandonna à même le sol, comme une enfant refusant de ranger ses affaires. Elle se glissa dans un déshabillé de soie tombant jusqu’aux chevilles et dont les manches évasées couvraient ses poignets. Ainsi drapée de pourpre, elle s’immobilisa aux abords de l’immense baie vitrée. La ville fourmillait de speeder en tous genres et de piétons baguenaudant dans les rues illuminées. Depuis ce haut perchoir, on distinguait aisément les points d’intérêts de Novania. Ainsi, l’astroport, le centre historique, les boulevards où s’alignaient boutiques et restaurants, grouillaient d’une foule colorée et laissaient échapper une intense lumière que même l’ombre de la nuit ne pouvait étouffer. Le regard de l’Arkanienne vadrouillait d’un édifice à l’autre sans pouvoir s’ancrer ici ou là. Il s’arrêta finalement au bout de la longue avenue qui bordait le Palais Focela. L’annexe de l’Ambassade était un bâtiment particulièrement imposant à la façade écrue, elle rayonnait, elle aussi dans la nuit. Cette vision arracha à Elizabeth un triste sourire. Elle se détacha finalement de la fenêtre, ajusta sa tenue et s’installa dans le cabinet où elle avait aménagé son bureau. Plutôt que d’enregistrer le message, elle le rédigea.
Le message était privé, sans formules et signé d’un simple prénom. Harlon avait deux heures, pour se préparer et pour apporter une réponse à la courte invitation, positive ou négative. Pendant ce temps, Elizabeth se contenterait de se préparer.
L’Arkanienne commença par se glisser dans l’eau chaude d’un bain parfumé qui dura plus que nécessaire. Elle se défit de ses tracas, oublia ses sombres pensées, jusqu’à se sentir enfin à peu près détendue. Mais déjà il n’était plus temps d’en profiter. L’heure avançait. Elizabeth s'enveloppa dans un peignoir élégamment brodé avant de s’installer face au miroir de la coiffeuse sculptée de bois blanc. Les longues minutes qui suivirent furent dédiées à sa chevelure désordonnée. Elle la démêla et la natta en y incorporant des rubans de soie bleu roi. La tresse, sous sa forme définitive, ornait la tête de l’Arkanienne d’une couronne où se mêlaient le bleu et l’argent de la natte. La jeune femme observa le résultat, à droite et à gauche, elle rangea une mèche qui prenait des libertés et regagna la chambre.
Bien que la soirée était une improvisation de dernière minute, le choix de la tenue était arrêté. Il n’était pas question de s’engoncer dans la dentelle et le tulle pour aller cavaler dans les rues de Novania. Elizabeth avait opté pour une robe bleu cobalt d’apparence plus légère composée d’un bustier baleiné à manches longues et d’une jupe évasée, soutenue par un jupon discret, et qui tombait jusqu’aux genoux. Au-dessous de cette limite, une paire de bottes souris prenait le relais. Enfin, afin de garantir l’équilibre chromatique, l’Arkanienne agrémenta sa tenue d’une veste de fourrure toute aussi grise que les bottes qu’un reflet argenté rendait absolument surprenante. Un coup d’oeil au miroir ne put que confirmer l’évidence, Elizabeth avait un goût exquis. Et elle était excitée comme une enfant la veille de son anniversaire.
Il était presque temps de partir. Restait à régler un dernier détail, le plus handicapant des détails. La Reine convoqua le Capitaine de la Garde, qui devina, au premier regard, l’objet de sa convocation. Il était contre, bien évidemment, mais il n’avait pas son mot à dire, comme il fallait s’y attendre. Oberan ne put que vérifier le bon fonctionnement de l’émetteur que l’Arkanienne avait attaché autour de son biceps, sous la manche de sa robe. Alors que la soirée de la Reine s’annonçait féérique, celle du Capitaine devenait stressante, au point qu’il ne put que jurer entre ses dents quand la gamine couronnée dont il devait assurer la sécurité quitta le Palais Focela.
La Tour Athacorr siégait à la sortie du quartier des affaires, elle avait pris pied dans un élégant jardin public où badinaient bon nombre d’amoureux transits. C’était un point de rendez-vous sans originalité dont la fréquentation était raisonnable. Parmi les passants, la Reine d’Arkania était une Arkanienne comme toutes les autres, s’en allant rejoindre un ami. Elle marchait cependant avec prudence, observant de ci de là ses congénères indifférents. Cette excursion avait quelque chose de déraisonnable qui désormais la faisait douter, d’elle-même et d’Harlon. Elle appréhendait déjà le moment où elle l’apercevrait, attendant patiemment qu’elle n'apparaisse. Elle serait alors certainement incapable de prononcer le moindre mot, de faire le moindre geste, et de poursuivre vers une destination plus enchanteresse. Mais lui, perdu comme il devait l’être en terre inconnue, ne pourrait cette fois rien tenter pour la sauver de sa timidité. Voilà maintenant qu’elle avait peur.
Elizabeth s’arrêta. Plus loin, elle pouvait voir le pied de la tour mais pas d’Harlon, du moins le croyait-elle. La peur était née d’un conflit entre émotion et raison, elle était le reflet d’une pensée décousue, d’un dialogue intérieur intense qui poussait tantôt à faire demi-tour, tantôt à se précipiter en avant. Au lieu de cela, l’Arkanienne attendait, plantée dans l’allée principale, jetant parfois un coup d’oeil en arrière. Et maintenant, que faire ?